Les Livreurs du Marché de Samgori
A la fois commerce de gros et de détail, le marché de Samgori est un écosystème fascinant. Il propose une multitude de biens et services, mais la vente de produits alimentaires frais demeure l'activité principale. L'échange des marchandises repose sur une flotte de chariots de livraison, seuls à pouvoir se faufiler dans les allées étroites et encombrées du marché.
Dès ma première visite à Samgori j'ai été captivé par les livreurs en chariot. Ils transportent jour après jour, sans relâche, la nourriture qui arrive jusque dans nos assiettes, comme une armée de coolies débarquée d'un autre âge ou d'autres lieux.
Les chariots sont presque tous sur le même modèle, chars à bras modernes, équipés de grandes roues pour pouvoir négocier le terrain difficile et parfois boueux de certaines zones du marché. Ils sont tirés, poussés ou les deux selon le poids de la cargaison et le pente de l'itinéraire.
Les livreurs sont les premiers en action, tôt le matin, lorsque le marché s'éveille. Ils sont disponibles à la demande et sont généralement stationnés dans les zone de gros car c'est là qu'il y a le plus d'activité. Ils transportent un peu de tout mais surtout des produits alimentaires.
Laïtsa est le premier livreur que j'ai photographié, il y a plus d'un an. Il m'avait immédiatement impressionné par son allure distinguée mais aussi son grand âge, qui contrastait avec la nature de son activité. Je me souviens qu'il m'avait embrassé à l'époque quand je lui avais remis son portrait. C'est un vieil homme, très doux, qui ne manque pas de me saluer avec un grand sourire à chaque fois que nous nous croisons sur le marché.
Laïtsa a 80 ans. Il est né à Sokhumi, dans la région séparatiste de l'Abkhazie. Comme beaucoup, il a dû fuir sa region en 1993 lors de la guerre d'indépendance et a trouvé refuge à Tbilissi. Il a alors commencé à travailler comme livreur à Samgori. Il entame sa 25ème année sur le marché. De nombreux réfugiés comme lui ou migrants des pays voisins travaillent ici car les seules qualifications requises sont la force physique et l'ardeur au travail.
Laïtsa reçoit en principe une pension de retraite de 180 Laris et une autre de réfugié de 45 Laris mais il doit rembourser une avance reçue et ne perçoit que 130 Laris par mois (moins de 45 euros). C'est insuffisant pour vivre, même en Géorgie, et il doit continuer de travailler.
Laïtsa commence ses livraisons à 5 heures du matin. Il décharge les camions qui arrivent au marché et livre la marchandise aux détaillants. Il arrête de travailler vers 11 heures du matin, quand l'activité diminue. Laïtsa gagne environ 10-12 Laris par jour, soit moins de 4 euros. Le prix de la course est calculé par boite ou sac transporté à raison de 50 tetris (un demi Lari) pièce. Même si les livreurs ne sont pas formellement organisés, ils pratiquent tous les mêmes tarifs.
Les livreurs sont des travailleurs indépendants qui louent le plus souvent leur chariot pour 2-3 Laris par jour. Ils doivent aussi payer le droit d'accès quotidien au marché qui se monte à 2 Laris. Laïtsa est exempté de ces frais en tant que bénéficiaire d'une pension et tout l'argent qu'il gagne lui revient.
Entre deux courses, les livreurs patientent et se reposent. Afin d'assurer la fluidité des échanges l'offre de chariots est supérieure à la demande et l'activité des livreurs est entrecoupée de longues périodes d'attente.
Les chariots sont aussi utilisés par certains vendeurs. Pour 2 Laris ils peuvent transporter leur marchandise jusqu'au point de vente puis utiliser le chariot comme étal le reste de la journée.
A cause de la force requise, les livreurs sont tous des hommes, mais des femmes les accompagnent parfois, des membres de la famille qui les aident à pousser le chariot lorsque la cargaison est importante, ou des clientes qui font appel à leurs services pour faire leurs courses.
Livreur à Samgori est sans conteste un métier pénible et peu gratifiant pour ceux qui l'exercent mais il offre aux non qualifiés, à ceux qui n'ont pas d'alternative, la possibilité de rester actifs, de se sentir utiles, dignes, et d'obtenir honnêtement un complément de revenu. Ils sont l'un des nombreux exemples de ténacité, de résistance aux vicissitudes de la vie que j'ai pu observer partout dans le monde. Au moment où les nouvelles technologies nous promettent de libérer l'humanité des travaux harassants je me demande ce qu'il adviendra des livreurs de Samgori et des nombreux autres travailleurs dans l'avenir. Seront-ils simplement balayés au nom d'une plus grande efficacité, d'un meilleur rendement, et parce que la technologie le permet?