Retour à Samgori

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Comme raconté précédemment, de novembre à juin dernier, je suis allé, chaque semaine ou presque, au marché de Samgori, photographier les gens qui y travaillent. J'ai fait de nombreuses rencontres au fil des visites. Et puis je suis parti, le temps d'un été, après avoir promis de revenir.

Nous sommes en septembre, je viens de rentrer de France et  je prépare mon retour à Samgori mais je suis en plein doute. La vie a suivi son cours au marché de Samgori, ils s'en fichent, ils ont oublié, c'est sûr! L'anxiété d'un retour manqué est d'autant plus forte que Salomé, qui m'accompagnait et traduisait pour moi les voix de Samgori, est rendue indisponible par un nouvel emploi à plein temps. Et puis je n'ai pas touché à mon Nikon depuis deux mois, n'emportant en France qu'un compact Fuji, qui s'avère moins adapté au portrait. Bref, j'ai toutes les raisons d'appréhender cette reprise de contact, angoissé comme un écolier à la rentrée des classes, et je repousse mon retour à plusieurs reprises depuis trois semaines. Et puis ce matin, je m'arme de courage et de mon sac photo et j'y vais. Une fois sur place, je diffère encore un peu le moment fatidique en me prenant d'une soudaine passion pour les bus qui passent sur l'avenue ... pure procrastination!

Je me sens rouillé, sur la réserve, mais les visages qui s'illuminent en me revoyant, le plaisir non boudé de ceux qui reçoivent leur photo prise il y a plus de deux mois et les nombreuses sollicitations pour de nouveaux portraits me remettent rapidement en selle. Je suis appelé d'un bout à l'autre de la première rangée d'étals que je visite pour réaliser toujours plus de portraits. Comme pour une famille, la relation apparaît renforcée par cette séparation temporaire.

Il règne une effervescence inhabituelle, comme si mon absence avait fait prendre conscience à chacun qu'il ne fallait plus rater l'occasion. On repousse hors champ les bouteilles, sacs plastiques ou cartons trop voyants qui viendraient gâcher la photo, on écarte même les clients le temps d'une prise de vue l'air de dire "attendez, vous ne voyez que nous sommes en train de faire quelque chose d'important". Cet empressement me touche. Personne ne s'inquiète plus de ce que je vais faire des photos et je me sens honoré de la confiance que l'on m'accorde.

Ce sont des photos simples j'en conviens et j'accepte la critique, mais pour moi elles en disent long sur les sentiments composites et parfois contradictoires que l'on peut lire sur les visages: la fierté pour ce que l'on fait, pour ce que l'on est, mais qui peut tourner à la gène, la réserve face à l'objectif, l'envie d'être photographié,  mais la peur de se voir en image, la peur de la déception, la peur de se faire voler son image parfois. Elles révèlent aussi la confiance qui s'instaure, le respect mutuel, l'acceptation de l'autre, un moment de bienveillance. Depuis notre naissance nous apprenons à décoder les sentiments sur les visages que l'on côtoie. Il suffit d'un rien: une moue du coin des lèvres, un regard qui se plisse, un sourcil qui se lève, le visage qui s'incline, le menton qui se relève, une infinie combinaison incroyable de petits riens chargés d'information.

Suite aux commentaires reçus cet été je vais aussi essayer d'inclure des plans plus larges du marché cette année afin de mieux partager l'ambiance particulière des lieux même si le portrait conserve ma préférence. J'essaierai aussi d'écrire plus souvent, pour relater les nombreuses anecdotes qui agrémentent mes visites.

Quelques vendeurs sans étal officiel ont refait leur apparition sur les trottoirs après le grand ménage décidé par la municipalité au printemps. Ces vendeurs à la sauvette s'installent et tentent de vendre des herbes aromatiques (produit léger et donc facile à remballer rapidement) jusqu'au passage de la police. Leur stress est palpable et les relations avec les clients, plus tendues, s'en ressentent.

Il y a toujours autant de personnes très âgées qui travaillent au marché. Nombreux sont les retraités géorgiens qui ne peuvent pas vivre avec la pension qu'ils reçoivent. Si la famille ne les soutient pas ils doivent se débrouiller. Il y a aussi j'ai l'impression à Tbilissi plus de gens qui mendient qu'il y a un an mais j'ai pu constater lors de mon séjour en France qu'il y en avait encore plus là-bas qu'ici.

Bien qu'ayant parcouru le marché en long et en large pendant des mois, il m'arrive encore de découvrir une nouvelles allée. Cette fois celle des meuniers. comme celui-ci dont même la barbe semble avoir été blanchie par la poussière de farine qui remplit son échoppe.

Cette pause dans mes visites au marché de Samgori, et le plaisir retrouvé une fois surmontés mes doutes, m'ont fait réfléchir aux raisons profondes qui me poussent à faire ces photos. Je doute chaque jour que ce que je fais soit de l'art. C'est peut-être juste un acte d'humanité réciproque, un prétexte pour aller vers l'autre. Mais j'ai le sentiment que le monde a besoin d'humanité au moins autant que d'art.

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