Les Voix du Marché de Samgori
Je vais au marché de Samgori depuis des mois, faisant de nouvelles photos chaque semaine et distribuant les photos de la semaine précédente. Mais je n'arrive pas à discuter avec les gens comme je ne parle ni géorgien ni russe. C'est devenu très frustrant pour tout le monde. Du coup je suis maintenant accompagné par une interprète pour discuter et recueillir quelques histoires. Salomé est ma voix et mes oreilles et grâce à son aide le projet prend une nouvelle dimension.
Il est 8:30 du matin et je retrouve Salomé à la sortie de la station de métro de Samgori. Elle vient juste de finir ses études universitaires et a déjà un travail à plein temps. Mais elle travaille les après-midis et est donc disponible le matin. Je la briefe sur ce que je fais, ce que j’attends d'elle, et nous entamons notre visite. Salomé habite dans le quartier mais elle découvre des parties du marché qu'elle ne soupçonnait pas et des gens qu'elle n'avait jamais rencontrés. Elle semble un peu perdue au début mais elle reste positive et curieuse.
Salomé est un peu surprise quand nous commençons à recevoir des cadeaux des gens que je photographie. Elle se retrouve les mains chargées de sacs de fruits et de légumes et de bouquets de fleurs.
De toute évidence les gens ont des questions eux aussi et celle qui revient sans cesse est: "Mais qu'est-ce qu'il fait ici?". Alors Salomé explique patiemment mon projet, à chaque fois. Je comprend mieux à présent l'importance de mes visites hebdomadaires pour les gens de Samgori. "Il est notre photographe" lui dit-on. Jusqu'à présent je ne pouvais mesurer l'impact de mes photos qu'à travers les sourires et autres expressions de gratitude. Maintenant j'entends ce que cela représente pour eux. Une femme âgée explique qu'elle a déjà demandé à ses enfants de mettre le portrait que j'ai fait d'elle sur sa tombe. Ce sont des moments forts.
Salomé transporte l'album, ce qui me libère les mains pour prendre les photos. Elle repère parfois quelqu'un avant moi mais Salomé ne donne jamais une photo elle-même, elle me passe plutôt l'album. Elle a dès le début saisi pleinement le sens de ce moment particulier où j'offre la photo.
Grâce à sa gentillesse constante Salomé est immédiatement adoptée par tous. Elle semble aussi à l'aise à discuter avec Jujuma, une vendeuse de café, ancienne skieuse, qu'assise avec des joueurs de dominos arméniens qui, pour la plupart, ont passé toute leur vie à Tbilissi mais parlent à peine le géorgien. Heureusement tout le monde parle russe.
Je m'intéresse au point de vue des anciens sur le siècle précédent, sur l'ère soviétique et la désintégration du bloc communiste, et comment cela a affecté radicalement la vie des gens dans la région. Nous discutons avec des gens comme Nikolaï, 91 ans, qui vend des bricoles de deuxième (troisième?) main sur le marché aux puces. Les pensions de retraites sont insuffisantes et on peut voir de nombreuses personnes âgées, parfois même très âgées, travailler sur le marché.
Nikolaï a commencé à travailler dans une usine d'aviation militaire à 14 ans en 1940. Il a été très occupé les cinq années suivantes... Nikolaï a travaillé dans la même usine pendant 70 ans, et a pris sa retraite à 84 ans. Oui, 84, nous avons demandé deux fois! Maintenant il vient au marché au puces pour sortir un peu de chez lui et rencontrer du monde depuis que son épouse est décédée il y a deux ans. Il a quatre enfants dont un économiste dans une banque de Tbilissi. Ses deux fils et ses deux filles lui ont donné onze petits-enfants. A 91 ans, il fume une cigarette avec moi.
Quand je fais des photos, Salomé est comme mon ombre. Elle se tient toujours derrière moi afin d'éviter de se retrouver accidentellement dans le cadre. Parfois j'en joue en utilisant les reflets.
Aujourd'hui, Salomé et moi allons à Samgori livrer la dernière série de photos et dire au revoir avant la pause estivale. Salomé a participé à un concours il y a quelques mois et elle a été sélectionnée pour un voyage en France tous frais payés. Elle part dans quelques jours. Je n'ai pas envie de retourner au marché en l 'absence de Salomé. Les yeux ne me suffisent plus, j'ai besoin d'entendre les voix du marché de Samgori.
Les photos du marché de Samgori
Mon premier article sur le marché de Samgori